Il y a quelques années, le film ‘Le grand silence’, eut un fort impact dans le public. Il dévoilait un peu la vie des chartreux, seulement un peu, car son mutisme nous laissait, nous les spectateurs, avec beaucoup de questions sans réponses. Qui sont ces moines vêtus d’étranges habits blancs ? Que signifie leur vie retirée et silencieuse, tellement différente de la vie des prêtres et des religieux qui se consacrent dans le monde à la pastorale, à l’enseignement, aux missions ?
Les chartreux défendent opiniâtrement leur silence et leur éloignement du monde pour pouvoir vivre leur charisme propre et spécifique. Pour cela, ils fuient la publicité et ne concèdent que rarement des entrevues aux médias. Il ne faut pas s’étonner, alors, qu’ils soient peu connus.
Malgré tout, la vie solitaire des chartreux a toujours attiré des hommes ayant faim d’infini, désireux de vivre cachés aux yeux du monde, consacrant totalement leur vie à Dieu, dans le silence et la solitude d’un ermitage. Des saints, comme saint Ignace de Loyola, saint Jean de la Croix et d’autres encore, ont éprouvé le désir d’entrer en chartreuse. Et la Chartreuse continue d’éveiller de l’intérêt chez pas mal de croyants qui, se sentent attirés par une vie de foi simple, centrée sur l’essentiel, sur le fondamental.
Nous rassemblons ici les questions que posa il y a quelques années le Père jésuite Rosendo Roig, aux chartreux de Miraflores (Burgos, Espagne). Nous en avons profité pour ajouter d’autres questions que les aspirants ont coutume de nous poser dans leurs lettres ou au cours de leurs retraites d’étude de vocation. Nous espérons que ces dialogues tout simples serviront d’orientation aux jeunes désireux de s’approcher du charisme et de la vie quotidienne des chartreux.
- Quand un jeune aspire à entrer à la Chartreuse ...
- Il écrit.
- A qui ?
- De préférence au Père Prieur.
- Qui lui répond ?
- Le Père Maître des novices lui envoie une lettre où il inclut les imprimés qui donnent une idée générale des observances et des questions relatives à la vocation de chartreux. Aujourd’hui, la plupart des aspirants correspondent avec nous par e-mail.
- Et que se passe-t-il ?
- Si l’aspirant répond et persiste dans sa demande, on s’informe auprès d’un prêtre qui le connaît : si les renseignements sont favorables, on l’invite à venir passer quelques jours à la chartreuse.
- Comment va-t-il vivre ce séjour ?
- L’aspirant occupe une cellule du cloître et suit les horaires de la communauté.
- Ce partage de vie est-il éclairant ?
- Après plusieurs jours, l’aspirant a pu se faire une idée approximative de la vie qu’il désire embrasser.
- Qui s’occupe de l’aspirant pendant ce séjour ?
- Le Maître des novices lui rend de fréquentes visites, et l’aspirant s’entretient avec lui, dans une ambiance amicale, de la vocation et de tout ce qui la concerne.
- En quoi consiste la finalité précise de ce dialogue ?
- A approfondir la spiritualité cartusienne pour aider le novice à discerner sa vocation.
- Quelles motivations ne seraient pas valables pour devenir chartreux ?
- Les déceptions de la vie…le désir d’une existence tranquille, sans problèmes… en général, toutes sortes de motivations égoïstes. De fait, la seule motivation valable est la recherche des valeurs éternelles, la recherche, plus ou moins clairement perçue, de Dieu : qu’elle soit au moins un pressentiment. Nous tâchons d’analyser la vocation avec le maximum de discrétion et patience.
- Pratiquement, à quel âge est-on admis à la Chartreuse ?
- La tendance qui s’impose toujours davantage est de déconseiller l’entrée avant vingt-et-un ans.
- A partir de vingt-et-un ans… jusqu’à quel âge ?
- Sans permission spéciale du Chapitre Général ou du Révérend Père (on appelle ainsi le Supérieur Général de l’Ordre), on ne peut recevoir personne ayant plus de quarante-cinq ans.
- Et la permission est accordée ?
- Si l’âge ne dépasse pas trop les quarante-cinq ans, oui, la permission peut être accordée. Mais il faut faire au préalable un essai spécial de trois ou quatre mois avant d’être admis comme aspirant.
- Pourquoi cet essai ?
- Parce qu’à cet âge l’adaptation aux observances de la Chartreuse est plus problématique : il faut voir clairement si le candidat est capable de mener à bien cette adaptation avant de l’admettre comme aspirant.
- Au plan de la santé, que demande la Chartreuse ?
- Avant d’admettre les candidats, les Statuts de notre Ordre conseillent de « consulter des médecins qui connaissent bien notre genre de vie ». Des déséquilibres psychiques légers qui, ailleurs, passeraient presque inaperçus, trouvent dans la solitude de la Chartreuse une caisse de résonance qui empêche de mener chez nous une vie normale. Aujourd’hui les visites médicales sont obligatoires avant l’entrée au noviciat et avant la profession.
- Au plan de la force de caractère, que demande-t-on ?
- La vocation à la solitude de la Chartreuse exige une volonté déterminée et un jugement équilibré.
- Alors… les caractères tranquilles ont l’avantage par rapport aux tempéraments nerveux ?
- Pas toujours. Les tempéraments nerveux peuvent également bien s’adapter à la Chartreuse.
- Finalement, quelle est la qualité principale requise pour entrer au monastère ?
- Comme la vie du chartreux est une vie de prière, on peut difficilement admettre quelqu’un qui ne se sent pas attiré par le recueillement et la prière. Dans la vie contemplative, aucune qualité, pour excellente qu’elle soit, ne peut l’emporter sur l’esprit de prière.
- Quelle est la mission particulière du Maître des novices ?
- Veiller à leur formation, les aider dans leurs difficultés et les tentations qui guettent habituellement les disciples du Christ au désert.
- Est-ce qu’on suit en Chartreuse une méthode spéciale d’oraison ?
- Normalement, le novice commence son apprentissage dans les voies de l’oraison par la ‘lectio divina’. Cette méthode d’oraison est traditionnelle dans les monastères. Elle consiste à lire posément un passage de la Sainte Écriture et de le ‘ruminer’ lentement. Ensuite, en silence, on s’établit dans des sentiments d’action de grâce, de louange, de repentir que le texte a soulevés dans notre intérieur : il devient ainsi prière pour le Seigneur. Quand ce texte ne nous dit rien de spécial, ou quand surviennent les distractions, on se reprend à lire un autre bref passage de la Sainte Écriture que l’on laisse pénétrer dans le cœur. Cette méthode d’oraison est très simple et réduit de façon notable les distractions. Toute l’ambiance de la Chartreuse dispose le moine à se laisser posséder par la prière.
- Cette formation à la vie d’oraison, lui accordez-vous une grande importance ?
- Impossible qu’il en soit autrement. Il est important que la prière du novice tende à se simplifier, qu’elle se convertisse en un simple regard amoureux vers le Seigneur. Il est bon que le novice parvienne à goûter la prière contemplative, dès les premiers degrés de ‘l’oraison de simple regard’, appelée aussi ‘oraison de quiétude’. Le Maître des novices, avec beaucoup de prudence, doit éduquer à la contemplation, conscient de ce qu’elle constitue le but de l’oraison.
- N’est-ce pas trop exiger de la part d’un simple novice ?
- Normalement, si un novice, par grâce, connaît l’expérience contemplative, aussi simple et brève qu’elle puisse être, il sera déjà préparé à surmonter les moments de découragement, d’aridité spirituelle, et les crises qui, en général, ne manquent pas durant le noviciat. Pour extirper le ‘vieil homme’ qui sommeille dans les profondeurs de tout un chacun, il est très profitable de vivre habituellement en la présence du Seigneur : c’est ce que permet le contact continuel et priant de la parole de Dieu dans l’Office divin, la récitation des Heures ou la ‘lectio divina’.
Le jeune moine se libère peu à peu de la tyrannie des passions, du fort appel du monde sensible dont il s’est détaché en entrant en Chartreuse, oui, mais qui le poursuit en se cachant dans son intérieur. Il domine ainsi petit à petit la dispersion des sentiments, la superficialité, l’inconstance. Ainsi, tout son être, d’une manière quasi imperceptible, s’approche de Dieu. Maintenant, dans le recueillement, grâce au silence intérieur qui envahit son esprit, les sentiments d’adoration, de gratitude, et de joie lui deviennent naturels. Si ce pilier de la prière contemplative venait à manquer, la vocation serait toujours exposée au découragement, au va-et-vient des sentiments versatiles, à la fatigue, à l’aridité, au manque d’intérêt pour le spirituel : telles sont la plupart du temps les causes à l’origine des abandons de la vie monastique.
- Supposons qu’un aspirant à la vie de moine du cloître a donné, au jugement des Supérieurs de la Chartreuse, des signes d’authentique vocation. Que fait-il ?
- Il est admis comme postulant.
- Qu’est-ce que ce postulat ?
- C’est la période d’essai qui prépare l’entrée au noviciat.
- Combien de temps dure-t-il ?
- Entre six mois et un an.
- Comment se passe la vie du postulant ?
- Elle est très semblable à celle des moines.
- Exactement les mêmes ?
- On lui accorde certains allègements pour que son adaptation à notre vie se fasse graduellement.
- Comment est-il habillé ?
- Il reste en civil, mais en communauté il se couvre d’une chape noire.
- Le postulat commence-t-il par une cérémonie spéciale ?
- Il n’y a pas de cérémonie obligatoire.
- Comment le postulant occupe-t-il son temps ?
- Dans les temps libres non consacrés à la prière, il inaugure sa formation à l’esprit de la Chartreuse. Il s’initie aux cérémonies liturgiques. Il étudie le latin.
- Le latin ?
- Oui, le latin.
- Il leur faut beaucoup de temps pour savoir le latin ?
- Normalement, après quelques mois, le postulant a acquis des rudiments de latin suffisants pour comprendre les livres liturgiques.
- Supposons que durant les mois passés au postulat, le candidat s’est conduit d’une manière satisfaisante…
- Si la communauté émet un vote favorable, il est admis au noviciat.
- Combien de temps dure le noviciat ?
- Deux ans.
- Que fait le novice pendant la première année ?
- Il se forme à la vie spirituelle, en insistant sur l’étude de la liturgie et les observances cartusiennes.
- Et la seconde année ?
- Il commence les études en vue du sacerdoce : deux ans et demi de philosophie, et trois ans et demi de théologie.
- Et où fait-il ces études ?
- A cause des exigences de la vocation érémitique (solitaire) de la Chartreuse, les études se font dans la solitude de la cellule.
- Mais… comment ?
- Deux fois par semaine, les étudiants vont à la cellule d’un ancien quelque peu expert en la matière étudiée. Là, ils rendent compte de leur travail et posent les questions adéquates. Le professeur chartreux résout les difficultés rencontrées par les étudiants. Fréquemment, on a recours à des professeurs de l’extérieur pour fournir aux élèves une formation théologique plus solide.
- Comment sont habillés les novices ?
- Ils portent le même habit que les moines ayant fait profession, mais la ‘cuculle’(le vêtement de dessus) est courte et sans bandes.
- Qu’est-ce qu’une bande ?
- C’est une pièce de toile qui unit le devant et l’arrière de la cuculle. En plus, en communauté, ils portent par-dessus l’habit blanc une grande chape noire
- Les deux années ont passé. La communauté a émis son vote favorable. Qu’en est-il du novice ?
- Le novice est admis à la profession temporaire.
- Pourquoi ‘temporaire’ ?
- Parce que le novice va émettre ses vœux de stabilité, obéissance et conversion des mœurs pour trois ans seulement.
- Quels sont les effets de la profession temporaire ?
- Le ‘jeune profès’ se trouve inscrit définitivement dans les registres de la chartreuse où il a émis ses vœux. Les années d’ancienneté dans l’Ordre se comptent à partir de cette première profession.
- Et le noviciat est terminé ?
- Le jeune profès continue d’être membre du noviciat. Le Père Maître dirige toujours sa formation humaine et spirituelle. Mais dans le courant de ces trois années il va continuer ses études pour le sacerdoce. Il approfondit la formation spirituelle qu’il avait commencée au noviciat.
- Bon… Voilà les trois années écoulées…
- Le jeune profès va renouveler ses vœux pour deux ans. La différence vient de ce qu’il va vivre ces deux ans parmi les profès solennels, expérimentant ainsi intégralement la vie qu’il pense embrasser définitivement.
- Il poursuit ses études ?
- La dernière année, il interrompt les études pour se consacrer plus à fond à l’oraison et à la solitude de la cellule.
- Sept années sont déjà passées…
- Et enfin est arrivée l’heure tant désirée de la consécration définitive.
- C’est un jour important pour un chartreux ?
- C’est l’événement majeur dans la vie d’un chartreux, avec le sacerdoce.
- Qu’est-ce qu’il promet ?
- De vivre à tout jamais, exclusivement, pour la louange de Dieu. La profession solennelle est le fruit d’une longue chaîne de grâces auxquelles le profès a correspondu généreusement en vivant une fidélité de tous les jours.
- Qu’arrive-t-il après la profession solennelle ?
- Sous certains aspects, la profession solennelle est plutôt un commencement. Le chartreux, dans un acte grave s’est consacré à Dieu. Maintenant, il doit vivre jour après jour cette consécration. Le sacerdoce qui lui sera conféré à la fin des études viendra couronner la profession.
- Quels sentiments habitent l’âme du chartreux le jour de sa profession solennelle ?
- Je pense que ce sont les mêmes que ceux exprimés de façon lyrique par notre père saint Bruno dans sa lettre aux frères de Chartreuse :
« Réjouissez-vous, mes frères très chers, pour votre bienheureux sort et pour les largesses de la grâce divine répandues sur vous. Réjouissez-vous d’avoir échappé aux flots agités de ce monde, où se multiplient les périls et les naufrages. Réjouissez-vous d’avoir gagné le repos tranquille et la sécurité d’un port caché : beaucoup désirent s’y rendre, beaucoup font même un effort pour l’atteindre et n’y parviennent pas. Beaucoup même, après en avoir joui, en ont été rejetés, parce qu’aucun d’eux n’en avait reçu la grâce d’en haut.
Aussi, mes frères, tenez-le pour certain et prouvé : personne, après avoir joui d’un bien si désirable, ne vient de quelque manière à le perdre sans en éprouver un regret continuel. »
- Y a-t-il toujours eu des ‘Frères’ à la Chartreuse ?
- Quand saint Bruno se retira au désert de Chartreuse, deux de ses compagnons étaient laïcs : André et Guérin. Ce furent les premiers ‘Frères’ de l’Ordre. Il y a toujours eu des ‘Frères’ en Chartreuse. Avec de légères variations, le nombre de Frères dans l’Ordre des Chartreux s’est maintenu durant des siècles. Actuellement on compte sept ou huit Frères pour dix Pères.
- Les Moines du cloître et les Frères vivent de manière différente la même vocation.
Les uns et les autres partagent sous des formes complémentaires la responsabilité de la famille de solitaires.
- Expliquez…
- Les moines du cloître vivent la plus grande partie de la journée comme des ermites dans leurs cellules.
- Et les Frères ?...
- Bien qu’ils partagent avec les Pères la même vocation solitaire, ils consacrent une partie de leur temps au travail manuel, assumant les tâches matérielles du monastère.
- Parlez-moi des Frères...
- Les Frères chartreux, depuis les origines jusqu’à nos jours ont connu une stabilité impressionnante et atteint un haut niveau spirituel. Ils occupent en Chartreuse une place parfaitement définie.
- Cela est dû à quoi ?
- A la vigilance des Chapitres Généraux, à la proximité du Prieur et du Procureur (ainsi nomme-t-on l’économe de la maison), mais surtout à l’ambiance spirituelle de silence et de solitude que goûtent Pères et Frères, bien que de manière différente.
- Comment un chartreux se prépare-t-il à la vie de Frère ?
- Le parcours des Frères est très semblable à celui des Pères.
- Voyons…
- La durée du postulat est variable et dépend en bonne partie de la formation spirituelle du candidat.
Si la conduite du postulant laisse entrevoir une vocation sûre, la communauté émet un vote préalable pour l’admettre au noviciat de ‘Convers’. Ce noviciat dure deux ans.
- Qui est le Père Maître des Frères chartreux ?
- Traditionnellement c’était le Père Procureur ; actuellement, il est fréquent que le Père Maître des Pères soit aussi le Maître des Frères. Le Père Maître dirige leur formation et les aide à surmonter les difficultés qu’ils rencontrent en chemin.
- Quand le noviciat s’est bien passé, qu’arrive-t-il ?...
- Le Frère s’engage pour trois ans par la première profession. A partir de là, le Frère est officiellement membre de l’Ordre. Au bout de ces trois ans, le Convers de vœux temporaires renouvelle son engagement pour deux autres années. Durant tout ce temps, il reste sous la conduite du Père Maître.
- De sorte que les Frères chartreux ont sept années de formation.
- Oui, il en est ainsi. Au bout des sept années de formation, arrive le grand moment tant désiré : la consécration à Dieu définitive par les vœux solennels. La cérémonie se déroule ainsi : au cours de la Messe conventuelle, le Frère lit la formule de profession. Il la dépose ensuite sur l’autel en signe de son total engagement vis-à-vis du Seigneur.
- Les Frères reçoivent-ils une formation spéciale ?
- Leur formation est adaptée à leur état. Elle est solide. Pour eux, l’Ordre a prescrit ce que nous appelons aujourd’hui ‘la formation permanente’. Cela signifie que durant les sept premières années de leur vie cartusienne, sous la direction du Père Maître, ils consacrent tous les jours un temps à la formation biblique, théologique et liturgique, ainsi qu’à la spiritualité…
Cette formation est adaptée à chaque Frère. Ensuite, tout au long de sa vie, le Frère peut la continuer.
- Que lisent les Frères ?
- La bibliothèque de la maison est à la disposition de tous les membres de la commu-nauté, y compris les Frères. Les sections de spiritualité et de la vie des saints sont les plus prospectées.
- Combien d’heures le Frère consacre-t-il par jour au travail ?
- Normalement, cinq heures réparties entre le matin et l’après-midi. Mais les Frères durant leur formation en ont un peu moins pour consacrer à celle-ci plus de temps.
- En quoi consiste le travail en Chartreuse ?
- Il faut souligner avant tout que le travail des Frères est un travail monastique. Ils ne sont pas des employés dont la principale raison d’être serait de faire fonctionner le monastère. Quand nous disons que leur travail est un travail monastique nous voulons dire qu’il s’agit d’un acte religieux qui aide à progresser dans la pratique des vertus et qui rapproche de Dieu.
- Comment peuvent-ils en plein travail conserver l’esprit de prière et de solitude ?
- Les Statuts de l’Ordre conseillent de recourir pendant le travail à de brefs élans vers Dieu (qu’on appelle ‘oraisons jaculatoires’). On peut même interrompre le travail un petit moment, pour prier.
- Les chartreux travaillent-ils en groupe ?
- On tâche d’organiser les choses de manière à ce que chacun travaille en solitaire dans son ‘obédience’ (on nomme ainsi le lieu de travail assigné à chacun).
- Le silence, est-ce important ?
- Oh oui ! C’est très important de travailler en silence. Nos Statuts disent : « Le recueillement spirituel pendant le travail conduira les Frères à la contemplation. »
- Une telle concentration spirituelle nuit à l’efficacité matérielle du travail, n’est-ce pas ?
- Normalement, non. Dans leur aire de travail, les Frères jouissent de liberté et d’esprit d’initiative. On remarque que le goût pour leur travail et l’intérêt qu’ils lui portent, font souvent des Frères chartreux d’excellents spécialistes.
- Et pour ce qui est de la prière « officielle », la prière liturgique, comment se déroule-t-elle pour les Frères chartreux ?
- Ils prient ‘l’Office des Heures’ comme les Pères, mais plus réduit.
- Cette réduction est-elle compensée par autre chose ?
- Souvent, les Frères préfèrent réciter l’Office divin sous sa forme primitive : un certain nombre de ‘Notre Père’ et de ‘Je vous salue Marie’ pour chaque Heure canoniale.
- Quand les Frères assistent-ils à la Messe ?
- Ils peuvent assister à la Messe du Père Procureur, le matin de bonne heure. S’ils préfèrent, ils peuvent assister à la Messe conventuelle avec les Pères.
- Comme vous ne prenez pas de petit déjeuner, que font les Frères entre la Messe et le travail ?
- Ils restent en cellule, pour prier et faire la lecture spirituelle.
- Et quand finit le travail ?...
- A midi, avant le repas, ils peuvent faire un quart d’heure d’adoration devant le Saint Sacrement.
- Et l’après-midi ?
- Ceux qui le désirent interrompent le travail et vont chanter les Vêpres à l’église avec les Pères.
- A quelle heure se termine la journée de travail ?
- Vers 18 heures. Avant le souper, certains vont faire un quart d’heure d’adoration devant le Saint Sacrement.
- Et après le souper ?...
- Ils récitent les prières de la fin du jour et vont se coucher.
- A quelle heure ?
- Vers 20 heures.
- Et ils se lèvent ?...
- A minuit, pour assister à Matines avec les Pères.
- Et après, ils se recouchent ?
- Oui, vers deux heures du matin, avant les Pères, car ils ne sont pas obligés d’assister à Laudes, sauf les jours de fête.
- Ils se couchent dès leur arrivée en cellule ?
- Non, pas immédiatement. Arrivés en cellule ils font pendant un quart d’heure ce qu’on appelle ‘l’oraison maternelle’ (parce qu’ils la récitent dans leur langue maternelle). C’est une prière d’intercession. Prosterné à terre, le Frère expose lentement au Seigneur les besoins de l’Église et du monde. Personne n’échappe aux intentions de cette prière : depuis le Pape jusqu’au moindre pécheur, au cœur de cette nuit où se reposent ses frères, les hommes.
- Les autres Ordres religieux de vie apostolique se consacrent à la prédication, à l’enseignement, au soin des malades, etc. Vous, à quoi vous consacrez-vous ?
- Au cœur de l’Église, nous nous situons traditionnellement dans ce qu’on appelle « la vie contemplative ».
- Bon, mais en quoi consiste la vie contemplative d’un chartreux ?
- Elle est un mystère qui approche le Mystère de Dieu. Elle participe d’une certaine manière à la grandeur et à l’incompréhensibilité de Dieu. Au-delà des choses du monde, au-delà même de tout idéal humain, au-delà de la perfection individuelle, le chartreux cherche Dieu. Il vit seulement pour Dieu. Il voue sa vie, corps et âme, à louer Dieu. Tel est le secret de la vie purement contemplative : vivre seulement pour Dieu, ne rien désirer d’autre que Dieu, ne rien savoir d’autre que Dieu, ne rien posséder d’autre que Dieu. Celui qui a le sens de Dieu considéré comme la valeur suprême, celui-là comprend facilement cette vie de totale consécration qui est, sans rien de plus, la vie du chartreux.
- C’est un bel idéal…
- Oui, mais ce bel idéal requiert un climat approprié pour pouvoir s’épanouir.
- Et quel est ce climat ?
- Nos usages cartusiens, nos observances, créent ce climat et révèlent ainsi leur raison d’être. Considérés isolément, sans relation à leur fin, ils seraient incompréhensibles, et on ne manquerait pas de dire qu’ils sont une collection de pratiques bizarres.
- Voyons de plus près…
- Quel est le mot que l’on répète le plus souvent en Chartreuse ?
- Si l’on se donnait la peine de chercher l’expression qui se rencontre le plus souvent dans nos Statuts, ce serait sans doute : « solitude et silence ».
- Serait-ce un slogan qui dépeint votre spiritualité ?
- La spiritualité cartusienne est la spiritualité du désert.
- S’agit-il d’une tradition ?
- Oui, si l’on peut en croire nos Statuts qui disent : « Nos pères dans la vie cartusienne ont suivi une lumière venue d’Orient, celle de ces anciens moines voués à la solitude et à la pauvreté de l’esprit, qui peuplèrent les déserts à une époque où le souvenir tout proche du sang répandu par le Seigneur était encore brûlant dans les cœurs. »
- Est-ce une spiritualité propre à vous, ou bien a-t-elle des fondements ailleurs ?
- L’Écriture Sainte et la tradition de l’Église présentent fréquemment la vie solitaire comme le sommet de toute vocation.
- Vous reconnaissez que la solitude est seulement un moyen ; vous lui vouez cependant un véritable culte : pourquoi ?
- Parce que, comme le disent bien nos Statuts citant Dom Guigues, le quatrième successeur de saint Bruno à l’ermitage de Chartreuse : la solitude est le moyen privilégié pour vivre l’union à Dieu : « le goût de la psalmodie, l’application à la lecture, la ferveur de la prière, la profondeur de la méditation, le ravissement de la contemplation, le baptême des larmes, n’ont pas d’aide plus puissante que la solitude. »
- Cette importance que la Chartreuse accorde à la solitude a donc une répercussion sur la structure juridique de l’Ordre ?
- Toute la législation de l’Ordre tend à conserver et à favoriser cette solitude et ce silence qui sont les traits les plus marquants de la spiritualité du désert et de la spiritualité cartusienne.
- Pouvez-vous me donner quelques éclairages de vos Statuts concernant la solitude du moine chartreux ?
- Les Statuts interdisent par exemple au prêtre chartreux de confesser et de faire de la direction spirituelle à l’extérieur, choses en soi excellentes, mais qui ne sont pas dans la ligne de la vocation contemplative.
- Une telle rigidité ne risque-t-elle pas de choquer l’Église catholique contemporaine ?
- Pas du tout. Au contraire, c’est précisément ce que l’Église attend aujourd’hui du moine chartreux.
Le Concile Vatican II a exprimé clairement que le devoir des contemplatifs est de : « vaquer uniquement aux choses de Dieu dans la solitude et le silence… si urgente que soit la nécessité d’un apostolat actif » (Perfectae caritatis 7). Le silence : voilà peut-être la parole qui s’avère la plus nécessaire au monde d’aujourd’hui.
- Vous, les chartreux, vous défendez votre vocation contemplative par la solitude, mais comment éviter l’invasion des moyens de communication sociale ?
- Pour fuir ce danger, il existe en Chartreuse ni radio, ni télévision, et les Statuts recommandent la prudence avec les lectures profanes.
- Vous vous situez donc comme étrangers au monde d’aujourd’hui ?
- Nos Statuts nous disent la nécessité de « se rendre étrangers aux rumeurs du siècle. » C’est quelque chose de fondamental pour la vie solitaire. Mais le Père Prieur a la charge de donner à ses moines les nouvelles du monde qu’il ne serait pas convenable d’ignorer pour que la communauté puisse présenter au Seigneur les besoins de tous les hommes.
- Cette observance dure et tranchante ne risque-t-elle pas d’altérer l’idéal spirituel de la Chartreuse ?
- Toute notre législation concernant la solitude et le silence constitue la lettre de l’observance. Le moine comprend qu’elle indique le climat propice à sa vocation d’ermite. Mais il sait bien que là n’est pas le tout, ni l’essentiel de sa vie.
- Résumez-moi en un mot où se trouve l’essentiel pour un chartreux.
- Vivre dans l’intimité du Seigneur. L’amour de la solitude favorise cette fréquentation du Seigneur.
- Le chartreux fidèle à ces principes, est-il heureux ?
- Oui, parce que le moine fidèle à sa vocation comprend que Dieu l’appelle à le rencontrer dans la solitude et le silence, solitude et silence situés, de plus en plus en profondeur, dans l’esprit.
- Solitude et silence, de plus en plus en profondeur ?
- Oui. La solitude extérieure crée une ambiance propice, nécessaire pour que se développe une solitude plus parfaite : la solitude intérieure.
- En quoi consiste la solitude intérieure ?
- Elle consiste en un processus spirituel par lequel la mémoire, l’intelligence et la volonté se détachent petit à petit de tout intérêt et goût pour les choses matérielles. A leur place, Dieu, commence à être perçu comme l’être unique, le seul qui puisse rassasier les profondeurs de l’esprit. Le chartreux devient un authentique contemplatif seulement quand il découvre, dans l’admiration, que Dieu seul peut le combler. Cette découverte procure une telle sensation de liberté intérieure et de joie, qu’il est difficile de l’exprimer avec des mots.
- Il semble que vous parliez de votre propre expérience ?
- Comme j’aimerais qu’il en soit ainsi !
- La Chartreuse considère-t-elle cette expérience contemplative comme typique et particulière à elle ?
- Il s’agit d’un processus spirituel qu’on trouve déjà dans la spiritualité des moines du Désert, par exemple chez Évagre, et, en général, chez les mystiques chrétiens de tous les temps.
- Pratiquement, comment le vivez-vous, vous les chartreux ?
- Je pense que tout ce processus spirituel pourrait se résumer en un seul mot, un mot très aimé de saint Bruno et des premiers chartreux : ‘quies’, c’est-à-dire le repos spirituel.
- Si je comprends bien, cela veut dire que toute l’ambiance de la Chartreuse tend à…
- A l’ambiance de solitude, et de ce silence qui élimine le bruit troublant des désirs et des images de la terre. Il s’agit d’une attention tranquille et reposée de l’esprit en Dieu, favorisée par la prière et la lente lecture. On débouche ainsi sur cette ‘quies’ ou repos de l’âme en Dieu. Repos dans la simplicité, divinisé et joyeux, qui fait toucher du doigt au moine, d’une certaine manière, la beauté de la vie divine.
- A quel degré de contemplation correspond cet état ?
- Je dirais que la ‘quies’, le repos en Dieu, est le but poursuivi par le moine chartreux.
- Vous avez la réputation d’être mortifiés et pénitents.
- Le thème des pénitences en Chartreuse, comme tant d’autres, est l’occasion d’une effervescence d’idées étranges. Pour nous, les pénitences sont de simples « moyens destinés à alléger la pesanteur du corps pour pouvoir suivre le Seigneur plus promptement », disent nos Statuts.
- Mais vous savez qu’aujourd’hui la pénitence individuelle n’est pas vue comme une évidence … nous vivons des temps où l’on privilégie la compréhension, le dialogue…
- Oui, la pénitence, et, en général, tout ce qui implique sacrifice et abnégation, a mauvaise presse, et on en parle facilement sans trop savoir de quoi il s’agit. Cependant, tout le monde voit qu’un sportif se prive de beaucoup de bonnes choses et soumet son corps à un rude entraînement.
- Vous, les chartreux, vous voulez vivre selon ‘l’homme nouveau’, comme dit la Sainte Écriture. Pouvez-vous me préciser quelles sont les pénitences fondamentales ?
- Bien. Ce sont l’éloignement du monde, de la famille, l’absence de nouvelles et de passe-temps. Voilà peut-être les privations qui coûtent le plus. Celles qui affectent le plus la vie des novices sont aussi le sommeil coupé en deux, la rudesse de l’habillement…
- Au niveau de l’alimentation ?...
- Les chartreux prennent à midi un vrai repas à base de légumes, de poisson, d’œufs et un dessert.
- Les jours où l’on ne jeûne pas, en quoi consiste le souper ?
- Ces jours-là, au souper on sert deux œufs ou l’équivalent en poisson, et des fruits.
- Les jours de jeûne ?...
- Les jeûnes commencent le 15 septembre, c’est-à-dire le lendemain de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, et ils durent jusqu’à Pâques, donc environ sept mois.
- En quoi consiste le jeûne ?
- Le jeûne consiste à ne faire qu’un seul vrai repas par jour, à midi. Le soir, on prend une collation qui comprend généralement du pain et une boisson.
- Les chartreux ont-ils un régime spécial les vendredis ?
- Toutes les semaines il y a un jour que l’on appelle ‘jour d’abstinence’. Ce jour-là, on se contente de pain et d’eau. Ce jour tombe en général le vendredi en souvenir de la Passion du Seigneur, mais si survient une fête dans la semaine, l’abstinence a lieu la veille de cette fête.
- Les chartreux mangent-ils de la viande ?
- Selon une très ancienne tradition qui remonte au temps de saint Bruno, dans les maisons de l’Ordre, on ne mange jamais de viande, et on n’en sert jamais non plus à qui que ce soit.
- Les aspirants et les novices sont-ils obligés de suivre toutes ces pratiques de jeûne ?
- L’adaptation à notre genre de vie requiert du temps et de la prudence. C’est pourquoi les aspirants et les novices s’initient progressivement à nos us et coutumes, sous le contrôle vigilant du Maître de novices qui donne les conseils appropriés.
- Et les malades ?...
- Nos Statuts disent : « Si en quelque circonstance, ou bien avec le temps, un moine se rend compte que l’une de nos observances dépasse ses forces et retarde son élan vers le Christ au lieu de le soutenir, il déterminera alors par entente filiale avec son prieur la mesure qui lui convient. »
- A-t-on le droit de fumer ?
- Le tabac est interdit « en esprit de renoncement et de pauvreté. »
- En résumé…
- Tout ceci représente les aspects les plus notables de l’ascèse cartusienne. L’Ordre les juge suffisants et, très prudemment, décrète de façon péremptoire que « nul ne peut, à l’insu du prieur et sans son approbation, se permettre des pratiques de pénitence autres que celles contenues dans ces Statuts. » La Chartreuse a hérité de saint Bruno sa modération et son équilibre. Dans sa lettre à son ami Raoul, le saint vante avec enthousiasme l’aménité des paysages de Calabre, et, pour couper court à l’étonnement que son ami pourrait ressentir face à ces exubérances moins spirituelles, il s’explique: « de tels spectacles sont souvent un repos et un délassement pour l’esprit trop fragile, quand il est fatigué par une règle austère et l’application aux choses spirituelles. Si l’arc est tendu sans relâche, il perd de sa force et devient moins propre à son office. »
- Pour en finir avec le présent thème : quels sont les principaux traits de l’esprit cartusien ?
- La solitude et le silence, la « quies » (le repos contemplatif), la simplicité de vie, l’austérité, tels sont les principaux traits de l’esprit cartusien, et ils coïncident avec les lignes maîtresses de la spiritualité du désert.
- Tout ce que nous avons dit jusqu’ici laisse à penser que le plus caractéristique de la vie du chartreux, c’est de vivre dans la solitude et le silence. J’ai lu quelque part que parmi tous les Ordres monastiques, au moins en Occident, vous êtes celui qui vit le plus purement la vie érémitique.
- C’est probable. Je répète que le chartreux est avant tout un ermite qui passe presque toute sa vie dans sa cellule, son ermitage. C’est la marque la plus claire de notre identité, et notre charisme spécifique.
- Mais alors, ce charisme de solitude ne va-t-il pas rejeter dans l’ombre des aspects aussi importants et si évangéliques que l’amour du prochain et son service ? Je crois que c’est saint Augustin qui disait : « Comment pourrais-je laver les pieds de mes frères si je vis enfermé dans mon ermitage ? »
- La phrase est de saint Basile, le père du monachisme oriental. Il ne faut pas oublier que dans l’Église, comme disait saint Paul, tous les membres n’ont pas la même fonction. « La vie des chartreux est consacrée à la louange de Dieu et à la prière d’intercession en faveur de tous les hommes. »
- Alors ?...
- Bien que notre charisme spécifique ne soit pas de soigner les malades, ni de prêcher, ni d’enseigner, la Chartreuse n’est pas une institution purement érémitique ; la vie solitaire est équilibrée par une part importante de vie commune qui, elle aussi, fait essentiellement partie de notre charisme.
- Ah oui ?
- Oui, effectivement, et cela depuis les débuts de l’Ordre. Malgré la forte attirance de notre père saint Bruno vers le désert, il est certain qu’il ne fut pas un solitaire de style traditionnel, comme le furent les ermites, Paul, Antoine, Benoît : ils inaugurèrent leur vie monastique en vivant complètement seuls au désert. Saint Bruno ? On ne le voit jamais seul : un groupe d’amis qui partageaient son idéal l’accompagnait toujours.
- Voilà un détail intéressant…
- Un detalle interesante éste…
- Pour nous, il est important de vivre en ermites dans nos cellules, mais en formant en même temps une famille unie au sein du monastère. Dans les siècles passés, on utilisait le mot ‘famille’ pour désigner les communautés cartusiennes ; de nos jours, les Statuts font de même.
- Et, pratiquement, cet aspect ‘familial’, comment se vit-il ?
- Un exemple : nous soignons nous-mêmes nos malades ou nos anciens, en les aidant du mieux que nous pouvons, en les accompagnant autant qu’il est nécessaire, ce qui implique des sorties de cellule. Nous le faisons volontiers, avec amour, persuadés que l’amour fraternel dépasse toute autre considération et valeur spirituelle.
- Je commence à comprendre… et j’ai l’intuition que vos récréations et promenades communautaires ont quelque chose à voir avec cet aspect de vie en famille.
- Vous êtes tombé dans le mille ! La récréation du dimanche et la promenade hebdomadaire fournissent à la Chartreuse cette ambiance familiale, évangélique, et nous aident à garder un sain équilibre.
- Vous avez souvent parlé de la ‘cellule’ comme si elle était l’habitation du chartreux. Comment est-elle agencée, cette cellule ?
- De tous les bâtiments du monastère, les cellules du grand cloître sont les plus caractéristiques.
En principe, les cellules de toutes les chartreuses se composent des mêmes éléments, bien que leur distribution puisse varier les uns par rapport aux autres.
- Pouvez-vous me donner une description succincte des cellules ?
- Les cellules sont situées dans le grand cloître qui est un long couloir généralement en forme de quadrilatère.
Attention au mot : ‘cellule’, que les chartreux ont toujours appliqué, depuis les origines, à leurs ermitages. Il induit inévitablement en erreur, car il évoque l’idée d’une pièce unique. En réalité, la cellule du chartreux est une petite maison qui comporte généralement deux étages. Elle doit pouvoir abriter : une pièce pour l’étude, un oratoire, un petit atelier de menuiserie, et même être bordée par un jardin. Sa grandeur relative s’explique par le genre de vie délibérément érémitique de l’Ordre : le chartreux passe la plus grande partie de sa vie en cellule. Les Statuts disent joliment que la cellule est pour le chartreux ce que l’eau est pour le poisson, et la bergerie pour les brebis.
Une lettre de l’alphabet, pyrogravée sur un morceau de bois placé au-dessus de la porte de chaque cellule, permet de distinguer les cellules les unes des autres. On entre dans la cellule par une antichambre assez grande, où président un crucifix et une image de la Sainte Vierge. Au pied de celle-ci, le chartreux, à genoux, prie un Ave Maria chaque fois qu’il entre dans sa cellule. Pour cette raison, on appelle cette pièce ‘l’Ave Maria’.
A côté de la porte d’entrée, dans l’épaisseur du mur, on peut voir un guichet : c’est là que le ‘Frère Dépensier’ dépose les plats que le moine ira chercher au moment de prendre son repas. Le chartreux mange habituellement en cellule ; ce n’est que les dimanches et jours de fête, qu’il se rendra au réfectoire de la communauté prendre le repas de midi avec ses frères.
L’atelier est une pièce bien éclairée où l’on peut travailler le bois. Il est muni généralement d’un tour à pédale, d’un établi, et possède un outillage courant.
Chaque chartreux a un jardin à sa disposition pour le cultiver à son goût. Le soin du jardin procure au moine un bon exercice physique, une paisible récréation et une détente spirituelle.
La pièce principale est de bonne dimension. Ses fenêtres donnent sur le jardin. Le mobilier consiste en une table, une ou deux chaises, des étagères pour les livres. Dans un coin, se trouve l’oratoire, le lieu sacré de la cellule. Contre un mur, on a le lit, très simple, et plus loin, une porte donne sur un petit cabinet de toilette.
Telle est la cellule du chartreux : il y passe ses jours, ses années, en silence, seul à seul avec Dieu.
- La cellule : est-ce le ciel ou le purgatoire ?
- J’aime à penser que le plus immense dans cette vocation, c’est d’avoir reçu ce cadeau fastueux : vivre seul, pour Dieu. De fait, les moines de toutes les époques ont expérimenté et chanté les beautés de la vie en cellule, où s’écoulent les jours vécus dans l’intimité du Seigneur. Nos Statuts se joignent à cette grande tradition monastique qui considère la cellule comme l’antichambre du ciel : « elle est la terre sainte, le lieu où Dieu et son serviteur entretiennent de fréquents colloques, comme il se fait entre amis. Là, souvent l’âme fidèle s’unit au Verbe de Dieu, l’épouse à l’Époux, la terre au ciel, l’humain au divin. »
- Oui, mais, vu l’ambiance spécifique de notre société remplie de bruit, d’images, de distractions, n’est-il pas difficile pour les jeunes de s’adapter à une vie de silence et de solitude aussi stricte que la vôtre ?
- Normalement, la cellule exige pour le novice un processus plus ou moins long et pénible d’adaptation – je dirais de désintoxication – pour introduire le silence en son intérieur, calmer les phantasmes, les attaches, les sentiments, jusqu’à mettre tout son esprit en repos et se centrer sur le solide, sur les valeurs transcendantes qui, en définitive, sont les seules à pouvoir assouvir les désirs profonds de l’âme.
- Quels conseils pouvez-vous donner à un jeune arrivant du monde, et commençant à vivre sa nouvelle vie d’ermite en cellule tellement différente de celle qu’il a vécue jusque là ?
- Le Père Maître l’astreindra à des horaires précis. C’est une question de prudence, pour que le jeune s’occupe d’une manière ordonnée et fructueuse à la lecture, l’écriture, la psalmodie, l’oraison, la méditation, la contemplation et le travail. Il lui apprendra aussi à lutter contre les tentations de découragement, à s’habituer peu à peu à l’écoute tranquille du cœur, et à laisser Dieu entrer dans son intérieur. Il lui conseillera surtout d’avoir confiance dans le Seigneur qui lui a donné cette merveilleuse vocation, et lui prodiguera les grâces nécessaires pour la mener à bon terme.
- J’ai l’impression que les horaires en Chartreuse sont un peu étranges… non ?
- Un peu originaux, oui.
- On se couche à quelle heure ?
- A 19 h. ou 20 h. En été, le soleil est encore au-dessus de l’horizon.
- Couchés à 19 h. ou 20 h.!... On se lève à quelle heure ?
- A 23 h. 30. A cette heure, la cloche de l’église appelle les moines à la prière.
- De manière que la journée du chartreux commence à onze heures et demi du soir ?
- Oui.
- Et que font les moines à cette heure-là ?
- Ils vont à leur oratoire de cellule, s’agenouillent et commencent leur mission de louange en récitant les Matines de la Sainte Vierge.
- La journée commence bien !
- A minuit et quart la cloche sonne de nouveau.
- Pourquoi ?
- Vous verrez. Toute la communauté se dirigent vers l’église par les cloîtres solitaires, à peine éclairés.
- Et une fois arrivés à l’église…
- On dispose les livres liturgiques sur les pupitres, on éteint les lumières, et on entre dans un profond silence. Au signal du Prieur, on commence le chant des Matines.
- Qu’est-ce que ‘les Matines’ ?
- ‘Matines’ est le nom de l’Office de la nuit. Il se compose de deux parties appelées ‘Nocturnes’ : chacun comporte six psaumes. Les jours de fête, on ajoute un troisième Nocturne qui comporte trois cantiques. La psalmodie est gave, assez lente. A la fin de chaque Nocturne, on lit des passages de la Bible ou des Pères de l’Église ; après chaque lecture on chante un ‘répons’. Les dimanches et les jours de fête importante, il y a douze lectures suivies de douze répons. Les jours ordinaires, appelés ‘féries’, il y a une (en été) ou trois (en hiver) lectures. Quand il y a douze lectures, on chante à la fin des Matines l’hymne ‘Te Deum’ et on lit un passage d’Évangile. A la fin des autres Offices, on termine par de belles prières d’intercession en faveur de l’Église et du monde.
- Et une fois les Laudes terminées ?...
- Les moines rentrent en cellule et ils prient les Laudes de la Sainte Vierge.
- Quelle heure peut-il être ?
- L’heure du second coucher dépend de la durée des Offices. Il est souvent trois heures du matin.
- Pourquoi tout ça ?
- Parce que le chartreux a un faible pour ces heures nocturnes de louange, au moment où le silence de la nuit invite à une prière plus fervente.
- Bon, bon... Et à quelle heure se lèvent-ils de nouveau ?
- À 7 heures, ils récitent Prime et font ensuite un temps de prière.
- Et la Messe ?
- A 8 heures, nous nous réunissons à l’église pour la Messe conventuelle. Cette Messe est toujours chantée. Les dimanches et fêtes le chant de l’Heure de Tierce précède la Messe. La Messe des jours de fête est habituellement concélébrée.
- Et après la Messe ?...
- Les Frères ont un quart d’heure d’action de grâce en cellule et, ensuite, se préparent pour le travail jusqu’à l’Heure de Sexte. Les Pères célèbrent en général à ce moment la Messe dite ‘lue’, c’est-à-dire non chantée, dans une des chapelles destinées à cette fin. Au retour en cellule, ils prient l’Heure de Tierce et font une lecture spirituelle pour un bon moment.
- Mais alors, vous n’avez pas de petit déjeuner ? Que faites-vous jusqu’à l’heure du repas ?
- Les étudiants se mettent à leurs études en cellule, et font ensuite un travail manuel : menuiserie, reliure, peinture, jardinage…
- Quand prenez-vous votre repas ?
- A 11 heures et demi ou midi, après avoir récité l’Heure de Sexte et l’Angélus du milieu du jour. Le repas se prend seul en cellule, excepté les dimanches et fêtes.
- Et après le repas, vous faites une sieste ?
- Après le repas, le chartreux se détend jusqu’à 13 heures, soit en allant au jardin pour un travail léger, ou en se promenant, soit en restant dans sa cellule où il peut faire un peu de ménage. A 13 heures, le moine récite l’Heure de None.
- Et après ?...
- Jusqu’à Vêpres, le temps est consacré au travail manuel, à la lecture ou à l’étude.
Les Frères retournent à leur travail dans les diverses ‘obédiences’ ou ateliers du monastère : la cuisine, la ‘couture’ (la pièce du tailleur), la ‘dépense’(lieu où le Frère prépare les desserts), la propriété ou le jardin potager, la menuiserie, l’atelier du maçon, etc.
- Ces horaires ne varient jamais ?
- Les dimanches et fêtes, l’Heure de None se chante à l’église. Elle est suivie du ‘Chapitre’ où les moines écoutent une lecture de l’Évangile ou des Statuts. Après le Chapitre, on va au jardin s’il fait beau, ou au cloître si le temps ne permet pas de sortir : c’est là qu’a lieu une rencontre fraternelle.
- Comment se passe la fin de la journée ?
- Tous les jours, à 16 heures, on chante les Vêpres à l’église. L’Office des Vêpres dure environ une demi-heure. Il se compose d’une hymne, de quatre psaumes et leurs antiennes, un répons, le cantique ‘Magnificat’. Il se termine par de belles prières d’intercession, suivies du ‘Salve Regina’, dont le texte et la mélodie diffèrent légèrement de ceux du rit romain.
Après les Vêpres, le temps est réservé aux exercices spirituels.
- A quelle heure se prend le souper ?
- Le souper, ou la collation les jours de jeûne, se prennent en général à 18 heures.
- Que font les moines après le souper ?
- Après le souper, il reste un peu de temps libre pour se détendre : on peut se promener au jardin ou dans la cellule. Vers 18 heures 30, les Frères cessent leur travail et rentrent en cellule.
- Comment se termine la journée du chartreux ?
- Vers 19 heures, la cloche sonne l’Angélus du soir. Les moines peuvent encore prolonger leur oraison ou leur lecture spirituelle durant une heure, mais avec prudence, car il est conseillé de ne pas retarder le coucher. La journée se termine par la récitation des ‘Complies’, Office dans lequel on remercie Dieu de toutes les grâces reçues durant ce jour, et on lui demande sa protection pour la nuit qui vient.
C’est ainsi que se termine, entre 19 heures 30 et 20 heures, la journée du chartreux.
- Je suppose que vos horaires sont établis en fonction de votre vie liturgique : c’est bien cela ?
- Effectivement, les Matines du milieu de la nuit, la Messe conventuelle tôt le matin, et les Vêpres le soir, rythment la journée du chartreux ; ces Offices en sont les temps forts où les moines abandonnent leurs cellules pour aller à l’église.
- Quelle place occupe la liturgie dans la vie du chartreux ?
- Vu notre vocation qui est d’être avec le Christ et dans le Christ une louange à Dieu le Père, à travers notre ministère de louange et d’intercession, l’Eucharistie, célébrée et chantée sur les mélodies grégoriennes tous les matins en communauté, est selon nos Statuts : « le centre et le sommet de notre vie ».
- Et l’Office divin ?
- Bien que le chartreux récite une bonne partie de l’Office divin dans sa cellule, il sait que sa voix n’est pas une voix individuelle, solitaire, perdue dans l’immensité du monde, mais qu’elle est la prière même du Christ et de toute l’Église. Oui, dans la liturgie, le Christ en tant qu’il est notre Tête, prie en nous, de manière qu’en lui, nous pouvons reconnaître nos voix, et en nous la sienne.
- Bon, si vous voulez bien, pour terminer, je vais vous poser une question élémentaire: qu’est-ce que la Chartreuse ?
- Elle est un Ordre monastique né à la fin du XIème siècle, un chemin évangélique ayant réalisé un parcours de plus de neuf siècles.
- Qui est son fondateur ?
- Mieux que ‘fondateur’ de ce genre de vie, je dirais ‘initiateur’ : tel fut saint Bruno, né à Cologne en Allemagne, vers l’an 1030. Il fut étudiant, puis chanoine et recteur de la fameuse école cathédrale de Reims. Il se retira avec six compagnons dans un coin solitaire et caché des Alpes du Dauphiné, le massif de la Chartreuse, à une trentaine de kilomètres de Grenoble. Aujourd’hui, la maison généralice de l’Ordre se trouve toujours en cet endroit.
- Pourquoi dites-vous que saint Bruno ne fut pas le fondateur de l’Ordre, mais son initiateur ?
- Parce que saint Bruno, en fait, n’a écrit aucune règle monastique. En outre, il ne resta pas longtemps à l’ermitage de Chartreuse. Appelé par le Pape Urbain II, qui avait été son disciple à Reims, il dut se rendre à Rome et accompagner le Pape dans ses déplacements en Italie méridionale. Urbain II comprit le charisme de saint Bruno, profondément attiré par la vie d’ermite, et il lui permit de se retirer de nouveau en un lieu solitaire de Calabre, à Santa Maria de la Torre. Là, il fonda avec d’autres compagnons un ermitage semblable à celui de Chartreuse. Il y mourut en 1101. Ses ossements y reposent. Mais ce fut la première fondation de Chartreuse qui maintint son esprit et, au bout de quelques années, fut à l’origine de l’Ordre monastique des Chartreux.